II
LE VISITEUR

Bolitho s’obligea à faire une pause de plusieurs minutes pour admirer la maison. Afin d’éviter de traverser la ville, il avait emprunté l’étroit sentier qui serpentait entre les haies verdoyantes, au milieu des senteurs de la campagne. Debout en plein soleil, il savourait le calme, la sensation de la terre ferme sous ses semelles. Tout était si différent de l’agitation et des bruits d’un bâtiment ! A chaque fois, c’était pour lui la même heureuse surprise, le même plaisir. Pourtant, aujourd’hui, les choses étaient différentes. Il entendait à peine le doux bourdonnement des abeilles, un chien de berger qui aboyait dans le lointain en courant après ses brebis. Ses yeux restaient fixés sur la grosse maison massive et carrée qui se détachait sur le ciel bleu et les collines en pente douce jusqu’à la pointe.

Il soupira et se remit en chemin dans la poussière, cligna des yeux au soleil. Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé au portail percé dans le mur de pierre grise. Il hésita soudain, ne sachant même plus s’il avait vraiment envie d’être là.

Les deux battants s’ouvrirent ; il aperçut Ferguson, son domestique manchot, suivi de deux servantes, qui l’attendaient pour l’accueillir. Ils arboraient tous des sourires si ravis que cela le sortit momentanément de ses pensées et l’émut même passablement.

Ferguson lui prit la main en murmurant :

— Dieu vous bénisse, monsieur. C’est une bonne chose de vous voir de retour.

Bolitho lui rendit son sourire :

— Je ne reste pas longtemps, mais je vous en remercie.

Il aperçut la femme de Ferguson qui se précipitait vers lui. C’était une personne replète aux joues roses, qui portait son bonnet et un tablier immaculé. Elle hésitait entre le rire et les larmes et fit sa révérence en disant :

— Et vous ne prévenez jamais, monsieur ! Sans Jack, le douanier, nous ne saurions pas que vous êtes revenu ! Il a aperçu vos huniers quand la brume s’est levée et c’est lui qui nous a avertis.

— Bien des choses ont changé, Ferguson.

Bolitho enleva sa coiffure et pénétra dans l’immense hall, savourant la fraîcheur de la pierre, les boiseries de chêne sans âge qui luisaient sombrement dans la lumière tamisée.

— Il fut un temps où les jeunes gens de Falmouth sentaient venir un vaisseau du roi avant même qu’il ait paru à l’horizon.

Ferguson détourna les yeux :

— Il ne reste guère de jeunes gens par ici, monsieur. Tous ceux qui n’avaient pas un bon métier ont été enrôlés de force ou se sont portés volontaires.

Il le suivit dans la vaste pièce meublée de hauts fauteuils à dossiers de cuir. La cheminée était vide. L’atmosphère y était étrangement calme, comme si la grosse demeure retenait son souffle.

— Je vais vous chercher un verre, monsieur, annonça Ferguson – il fit un signe à sa femme et aux deux servantes qui se tenaient derrière Bolitho. Vous souhaitez sans doute rester seul un moment…

— Merci, répondit Bolitho sans se retourner.

Il entendit la porte se refermer et se dirigea vers l’escalier dont le mur était décoré de tableaux, les portraits de tous ceux qui l’avaient précédé. Tout cela lui était si familier, rien n’avait changé. Et pourtant…

Il monta lentement, faisant craquer les marches sous ces regards qui l’observaient. Capitaine de vaisseau Daniel Bolitho, son trisaïeul, qui avait combattu les Français dans la baie de Bantry. Capitaine de vaisseau David Bolitho, son arrière-grand-père, représenté sur le pont d’un bâtiment en flammes, mort en combattant des pirates sur les côtes d’Afrique. L’escalier virait à droite ; il aperçut le vieux Denziel Bolitho, l’aïeul, le seul membre de sa famille à avoir atteint le rang de contre-amiral, qui l’attendait comme un vieil ami. Bolitho se souvenait de lui, ou le croyait du moins, à l’époque où, petit garçon, il s’asseyait sur ses genoux. Mais peut-être ne se souvenait-il que de ce qu’on lui en avait raconté et de ce tableau si familier. Il s’arrêta enfin devant le dernier portrait de la série.

Son père était beaucoup plus jeune alors. Il se tenait très droit, regardait droit devant lui et portait sa manche vide épinglée sur sa vareuse : le peintre avait tenu compte après coup du bras qu’il avait perdu aux Indes. Capitaine de vaisseau James Bolitho. Il avait du mal à se souvenir de lui comme il l’avait vu à leur dernière rencontre, voilà tant d’années, lorsqu’il lui avait raconté la déchéance de son frère, Hugh, celui qui lui était plus cher que la prunelle de ses yeux, celui qui avait tué l’un de ses camarades en duel avant de s’enfuir en Amérique pour se battre contre son propre pays avec les armées de la révolution.

Il soupira. Ils étaient tous morts, même Hugh qui avait fini par périr sous ses yeux. Cette fin était encore un secret qu’il ne pouvait partager avec personne, l’échec de Hugh devait rester caché à jamais et il ne restait qu’à lui souhaiter de reposer en paix, s’il s’en souciait lui-même.

Ferguson l’appelait d’en bas :

— J’ai posé votre verre près de la fenêtre, monsieur, du bordeaux… – il hésitait – … dans votre chambre, monsieur.

Il semblait mal à son aise.

— Ce devait être une surprise, mais ils n’avaient pas eu le temps de terminer à votre dernier passage…

Sa voix se perdit. Bolitho se dirigea vivement vers la porte au bout du palier et l’ouvrit toute grande.

Pendant un certain temps, il ne détecta aucun changement. Le vaste lit éclairé doucement par la lumière tamisée du soleil, le monumental miroir devant lequel elle brossait ses cheveux quand il n’était pas là… il sentit sa gorge se serrer en se retournant : deux nouveaux tableaux avaient été accrochés au mur le plus éloigné. On aurait dit qu’elle était vivante, ici, dans cette chambre où elle avait attendu en vain son retour. Il avait envie de s’approcher mais il avait peur, peur de craquer. L’artiste avait même réussi à saisir cette couleur vert de mer dans ses yeux, le châtain de ses longs cheveux. Et son sourire… Il s’avança lentement. Son sourire était parfait : doux, un brin amusé, exactement celui qu’elle avait quand il arrivait.

Il entendit des pas dans le couloir et Ferguson annonça tranquillement :

— Elle voulait qu’ils soient accrochés l’un à côté de l’autre, monsieur.

Bolitho découvrit l’autre tableau qu’il n’avait pas encore remarqué. L’artiste l’avait représenté avec sa vieille vareuse, celle qui portait ces anciens parements blancs que Cheney aimait tant.

— Merci, fit-il enfin, la voix rauque. Je vous suis reconnaissant d’avoir respecté ses volontés.

Il s’approcha de la fenêtre et se pencha par-dessus le rebord tout chaud. Là-bas, derrière les collines, il apercevait la ligne scintillante de l’horizon, celle qu’elle aurait vue elle-même de cette fenêtre. Dans le temps, savoir que Ferguson avait placé ces deux tableaux à cet endroit l’aurait sans doute attristé, peut-être même irrité. Cela lui aurait rappelé son souvenir et la perte qu’il avait subie. Mais il aurait eu tort de réagir ainsi. Les mains posées sur ce rebord, il se sentait étrangement en paix, pour la première fois depuis longtemps.

Dans le jardin en contrebas, un vieux jardinier l’aperçut et agita son chapeau tout cabossé, mais il ne le vit pas.

Il revint dans la chambre pour regarder encore les portraits. Ils étaient réunis, Cheney y avait veillé, plus rien ne pourrait jamais les séparer. Lorsqu’il aurait de nouveau embarqué, peut-être à l’autre bout du monde, il reverrait cette pièce, ces deux portraits côte à côte qui contemplaient la mer.

— Ce bordeaux doit être chambré à présent, je descends directement.

Un peu plus tard, assis devant son grand bureau, il rédigea plusieurs lettres destinées aux autorités portuaires et aux fournisseurs de bord. Il songeait à tout ce qu’avait connu cette maison. Que deviendrait-elle à sa mort ? Il ne lui restait plus que son jeune neveu, Adam Pascœ, fils naturel de son frère Hugh, qui le lui avait laissé pour unique héritage. Il était en mer sous les ordres du capitaine de vaisseau Thomas Herrick, mais Bolitho décida qu’il ferait sans tarder le nécessaire pour confirmer au jeune garçon ses droits sur la demeure. Sa bouche se durcit : il aimait tendrement sa sœur Nancy, mais il ne laisserait à aucun prix son magistrat de mari mettre la main sur cette maison.

Ferguson apparut, le sourcil froncé :

— Vous d’mande pardon, monsieur, mais il y a là un homme qui veut vous voir. Il insiste beaucoup.

— Qui est-ce ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion de poser les yeux dessus jusqu’ici. Un marin, pas de doute là-dessus, mais ni un officier ni un gentilhomme, pour ça j’en suis bien sûr aussi !

Bolitho eut un sourire : il était difficile de se souvenir de Ferguson comme de l’homme qui avait embarqué un beau jour après s’être fait ramasser par la presse, en compagnie d’Allday, garçon avec qui il n’avait rien à voir jusque-là. Et pourtant, ils étaient rapidement devenus amis intimes. Lorsque Ferguson avait perdu un bras, à la bataille des Saintes, il avait continué de servir Bolitho ici, en tant que maître d’hôtel. Tout comme Allday, il affichait une attitude protectrice dès qu’arrivait le moindre imprévu, le moindre signe inquiétant.

— Faites-le entrer. Je pense qu’il n’est guère dangereux.

Ferguson poussa le visiteur dans l’embrasure et referma les portes avec une désapprobation manifeste. Bolitho était sûr qu’il allait rester de l’autre côté, pour le cas où.

— Que puis-je faire pour vous ?

L’homme était lourd, musclé, bronzé à souhait et portait ses cheveux nattés. Il était vêtu d’un manteau bien trop petit pour lui qu’il avait sans doute emprunté pour dissimuler sa véritable identité. Avec son large pantalon blanc, ses souliers à boucle, il n’y avait pas à s’y tromper : il aurait aussi bien pu être nu comme un ver, on sentait le marin.

— J’vous d’mandons bien pardon, monsieur, d’vous déranger – il plissa le front en observant rapidement la pièce. Je m’appelle Taylor, quartier-maître à bord de l’Aurige, monsieur.

Bolitho l’observait tranquillement. Il avait l’accent grasseyant des gens du Nord et se montrait nerveux. Déserteur espérant le pardon, ou essayant de trouver à se cacher sur un autre bord ? Il arrivait que des hommes de cette sorte finissent par retourner dans le seul univers qu’ils connussent, quel que soit le risque. Et pourtant, celui-ci lui était vaguement familier.

Taylor ajouta vivement :

— J’étais avec vous à bord de l’Hirondelle, monsieur. Aux Antilles dans les années 70 – il fixait Bolitho, anxieux. J’étais gabier de hune, monsieur.

Bolitho hocha lentement la tête :

— Oui, bien sûr, je me souviens maintenant.

L’Hirondelle, la petite goélette qui avait été son tout premier commandement, il n’avait que vingt-trois ans, le monde semblait alors lui promettre toutes les joies, toutes les ambitions possibles.

— On a entendu comme ça que vous seriez rev’nu, monsieur – il parlait d’une voix précipitée. Et comme que vous m’connaissez, i’m’ont choisi pour venir vous voir.

Il eut un sourire amer :

— J’avions cru que j’devrais emprunter un canot ou nager jusqu’à vot’bâtiment. Mais comm’vous êtes descendu à terre, ça a été plus facile.

Et il baissa les yeux sous le regard insistant de Bolitho.

— Vous avez des problèmes, Taylor ?

Il leva les yeux, sur la défensive.

— Ça dépend de vous, monsieur. On m’a choisi pour vous parler et… et comme on sait que vous êtes un bon capitaine et juste, j’ai pensé que p’t-êt’vous écouteriez…

Bolitho se leva et le regarda d’un air tranquille :

— Votre bâtiment, où est-il ?

Taylor fit signe du pouce par-dessus son épaule :

— Près de la côte, dans l’Est, monsieur – il y avait un brin de fierté dans sa voix : Une frégate de trente-six, monsieur.

Bolitho s’approcha lentement de la cheminée vide, revint.

— Et vous, sans compter d’autres hommes comme vous, vous vous êtes emparés de votre bâtiment, c’est cela ? Vous êtes un mutin ?

L’homme vacilla sous le choc, et Bolitho continua :

— Si vous me connaissiez, si vous me connaissiez vraiment, vous sauriez que je ne négocie pas avec ceux qui ont trahi leur parole !

— Si vous m’écoutiez seulement, monsieur, répondit Taylor, c’est tout c’que j’demande. Après, vous pourrez vous emparer de moi et me faire pendre si vous voulez, et je l’sais très bien.

Bolitho se mordit la lèvre. Il lui avait fallu du courage pour venir le voir dans ces conditions, du courage et quelque chose d’autre. Ce Taylor n’avait pas été embarqué de force récemment, ce n’était pas un tyranneau d’entrepont mais un vrai marin. Cela n’avait pas dû lui être facile. Pendant tout son voyage jusqu’à Falmouth, il aurait pu être vu par quelqu’un, un dénonciateur cherchant à se faire bien voir des autorités, une patrouille était peut-être même déjà aux portes.

— Très bien, finit-il par décider, je ne peux pas vous promettre de tomber d’accord avec vous, mais je vais vous écouter. Ça oui, je peux le dire.

Taylor se détendit un peu :

— Nous avons été rattachés à l’escadre de la Manche, monsieur, pendant deux ans. On n’avait pas beaucoup de repos, la flotte est toujours à court de frégates, comme vous êtes point sans savoir. Z’étions donc à Spithead quand les troubles i’z’ont commencé le mois passé, mais not’capitaine il a repris la mer avant qu’on ait pu se joindre aux autres.

Il joignit les mains avant de poursuivre d’une voix amère :

— Not’capitaine, c’est un qu’est dur et le second, pareil, qu’est si injuste avec les hommes qu’y en a point guère à bord qu’aient pas tâté du chat sur leur échine !

Bolitho serrait convulsivement ses mains dans son dos. Il fallait l’arrêter tout de suite, avant qu’il en ait dit davantage. S’il l’écoutait encore, il allait s’impliquer dans Dieu sait quoi.

Il lui répondit pourtant d’une voix assez froide :

— Nous sommes en guerre, Taylor. Les temps sont durs, que ce soit pour les officiers ou pour les matelots.

Taylor le regardait obstinément.

— Lorsque les troubles ont commencé à Spithead, il avait été convenu par les délégués de la flotte que nous prendrions la mer pour combattre si les Grenouilles arrivaient. Y a pas un seul mathurin qui serait déloyal, monsieur. Mais quelques-uns des bâtiments ont de mauvais officiers, monsieur, y a personne qui peut dire le contraire. Y en a qu’ont pas été payés de leurs gages ou d’une gratification depuis des mois et les gars crèvent de faim avec de la bouffe pourrie ! Quand Dick le Noir… – il se mit à rougir – … vous d’mande pardon, m’sieur, j’veux dire Lord Howe, a parlé à nos délégués, tout a été réglé. Il a dit qu’il était d’accord avec nos demandes, autant qu’il pouvait.

Il fronça le sourcil.

— Mais nous, on était à la mer à ce moment-là et on n’a pas été mêlés à cet accord. En fait, not’capitaine en est devenu pire et pas meilleur ! Et je jure par Dieu que c’est la vraie vérité !

— Et vous vous êtes emparés de votre bâtiment ?

— Oui monsieur, jusqu’à ce que justice nous soit rendue – il fixait le sol. Nous avons entendu parler des ordres, comme quoi nous devions rejoindre une nouvelle escadre avec le vice-amiral Broughton. Ça veut peut-être dire que nous reverrons pas l’Angleterre avant des années, c’est pas juste que nos droits i’soyent pas reconnus. On a connu l’amiral Broughton à Spithead, monsieur, on dit qu’c’est un bon officier, mais qu’i’serait dur s’il y avait encore des troubles.

— Et si je vous dis que je ne peux rien faire ?

Taylor le fixa droit dans les yeux :

— Y en a plein à bord qui disent qu’on va les pendre de toute façon. Ils veulent aller en France et échanger le bâtiment contre leur liberté – il serra la mâchoire. Mais y en a comme moi qui disent autrement, monsieur. Nous on veut qu’on respecte nos droits comme aux gars de Spithead.

Bolitho l’observait intensément. Que savait Taylor de ce qui se passait dans la flotte du Nord ? Il était peut-être naïf, il pouvait aussi bien être un outil dans les mains de quelqu’un de plus expérimenté en matière de révolte. Mais ce qu’il disait de son propre bâtiment était très probablement vrai.

— Avez-vous menacé quelqu’un à bord ? lui demanda-t-il.

— Personne, monsieur, vous avez ma parole – Taylor joignit les mains comme pour supplier. Si vous pouviez leur dire que vous allez parler de notre cause à l’amiral, monsieur, ça ferait une sacrée différence.

Un triste sourire passa sur ses traits rudes.

— Je crois bien que quelques-uns des lieutenants et le patron seraient sacrement contents si ça arrivait, monsieur. C’est un bâtiment terrible à vivre.

Bolitho réfléchissait à toute allure. Le vice-amiral Broughton était peut-être à Londres, il pouvait aussi bien être ailleurs. Jusqu’à ce qu’il ait hissé sa marque, le contre-amiral Thelwall assurait le commandement, et il était trop malade pour se trouver mêlé à une affaire de ce genre.

Il y avait aussi le capitaine de vaisseau Book et l’officier commandant la garnison. Il y avait sans doute encore des dragons à Truro, et le siège de l’Amirauté à trente milles de là, à Portsmouth. Tous ces gens-là étaient strictement inutiles pour l’heure.

Si cette frégate se retrouvait entre les mains de l’ennemi, cela servirait de signal général à ceux du Nord, qui hésitaient encore à se mutiner. Cela pouvait même apparaître comme la seule chose à faire quand tout le reste avait échoué. Il sentit un frisson lui parcourir l’échine. Si les Français entendaient parler de cela, ils allaient lancer une opération d’invasion sans tarder. La pensée d’une flotte entière, démoralisée, détruite parce que lui seul avait manqué à agir comme il fallait était inimaginable, quelles que puissent être les conséquences.

— Qu’aviez-vous d’autre à m’expliquer ?

— L’Aurige est mouillé en baie de Veryan, à environ huit milles d’ici. Vous connaissez, monsieur ?

Bolitho sourit.

— Je suis cornouaillais, Taylor. Ça oui, je connais bien.

Taylor s’humecta les lèvres. Il s’était peut-être attendu à se faire arrêter sur-le-champ. Maintenant que Bolitho semblait vouloir l’écouter, il ne trouvait plus ses mots assez vite.

— Si je ne suis pas rentré au coucher du soleil, ils mettront les voiles, monsieur. Nous avons été approchés plusieurs fois par un cotre armé et on leur a dit de rester au large, qu’on avait mouillé pour réparer.

Bolitho hocha du chef. Il n’était pas rare de voir de petits bâtiments se réfugier dans cette baie. Elle était tranquille et bien abritée, sauf par très gros temps. Il ne savait pas qui se trouvait derrière cette mutinerie, mais il savait ce qu’il faisait.

— Il y a une petite auberge sur la côte ouest de la baie, monsieur, continua Taylor.

— La Tête de Drake, compléta Bolitho, un vrai repaire de contrebandiers, de toute manière.

— C’est possible, monsieur.

Taylor le regardait, l’air hésitant.

— Mais si vous venez ce soir pour rencontrer nos délégués, nous pouvons discuter là-bas ou ailleurs.

Bolitho se détourna. Comme tout ceci paraissait simple ! Et le capitaine de l’Aurige, que pensait-il de tout cela ? Il lui resterait peut-être à serrer son coffre et à débarquer ? Ce genre de raisonnement simpliste paraissait peut-être suffisant dans un entrepont, mais les choses changeraient dès que tout cela remonterait à de plus hautes autorités.

Cela dit, le plus urgent consistait à empêcher ce bâtiment de tomber entre les mains de l’ennemi. Bolitho ne doutait pas un seul instant que son capitaine était tel que Taylor le lui avait décrit. Il y avait suffisamment de tyranneaux de cette espèce dans la marine, et il avait lui-même pris un commandement à cause du comportement de son prédécesseur. En attendant, il ne pouvait pas enfoncer sa tête clans le sable.

— Très bien.

— Merci, monsieur – Taylor hochait vigoureusement la tête. Il faut que vous veniez seul, avec un domestique, pas plus. Ils ont dit qu’ils tueraient le capitaine s’il y avait la moindre tentative de duperie – il secoua la tête : Je suis désolé, monsieur, c’est pas ce que j’voulais. Tout ce que je désirais, c’était terminer mes jours en un seul morceau, avec un bon paquet de parts de prises pour ouvrir une p’tite auberge, j’sais pas, ou un négoce.

Bolitho le regarda d’un air grave. Au lieu de cela, tu termineras sans doute au bout d’une vergue, songea-t-il.

— Ils vont vous écouter, monsieur, reprit soudain Taylor. Je le sais bien. Avec un nouveau capitaine, ce bateau repartirait tout de suite.

— Je ne promettrai rien. Le pardon de Lord Howe aurait certainement dû s’appliquer à votre bâtiment, cependant… – il le regardait droit dans les yeux – … les choses pourraient être difficiles pour vous, et je pense que vous le savez.

— Oui, monsieur, je le sais. Mais, quand on a vécu dans la misère si longtemps, c’est une chance qu’il faut tenter.

— Je me rendrai à l’auberge à cheval, conclut Bolitho en se dirigeant vers la porte, à la tombée du jour. Si ce que vous me dites est exact, je ferai mon possible pour parvenir à une solution acceptable.

Le soulagement de Taylor disparut cependant lorsqu’il ajouta :

— Mais s’il s’agit seulement d’une manœuvre de vos camarades pour gagner du temps et disposer du bâtiment, n’ayez pas de doute sur les conséquences. Cela est déjà arrivé, les coupables ont toujours été châtiés… Au bout du compte, ajouta-t-il après une pause.

L’homme salua et se hâta de sortir. Ferguson le toisa avec un mépris évident :

— Tout s’est bien passé, monsieur ?

— Pour le moment, merci – il sortit sa montre de son gousset. Envoyez appeler mon canot.

Et voyant du dépit sur son visage, il ajouta :

— Je reviendrai plus tard dans la journée, mais j’ai un certain nombre de choses à faire.

Une heure après, Bolitho passait la coupée dorée de l’Euryale, se découvrait tandis que retentissaient les trilles des sifflets et que claquaient les mousquets.

Keverne avait l’air préoccupé, ce qui était inhabituel chez lui. Lorsqu’ils eurent atteint la dunette, il lui indiqua seulement :

— Le médecin est inquiet pour l’amiral, monsieur. Il est très faible et je crains pour lui.

Bolitho se tourna vers Allday, qui ne pouvait cacher sa curiosité depuis que le canot avait accosté la jetée :

— Gardez l’armement à poste, je risque d’en avoir besoin bientôt.

Puis il se dirigea vers les appartements de l’amiral.

Allongé dans sa couchette, calme, celui-ci semblait encore plus ténu, plus fragile. Il avait les yeux clos, sa chemise et son mouchoir étaient tachés de sang. Bolitho jeta un coup d’œil au chirurgien, homme maigre, très sec, aux mains velues et d’un exceptionnel gabarit.

— Alors, monsieur Spargo ?

— Je ne suis sûr de rien, monsieur, répondit-il en haussant les épaules. Il devrait être à terre, je ne suis qu’un pauvre chirurgien de marine – nouveau haussement d’épaules. Mais un débarquement pourrait lui être fatal, à présent.

Bolitho acquiesça, son opinion était faite.

— Alors, gardez-le ici et veillez sur lui – et à Keverne : Suivez-moi dans ma chambre.

Keverne le suivit en silence jusqu’à ce qu’ils eussent gagné la grand-chambre qui faisait toute la largeur de la poupe. A travers les fenêtres, le paysage était admirable. La pointe Saint-Antoine bougeait doucement, au gré des lents mouvements du bâtiment dans le courant.

— Je dois retourner à terre, monsieur Keverne.

Il devait veiller à ne pas trop mêler le second à ses affaires tout en lui en disant suffisamment pour le cas où les choses tourneraient mal.

Keverne restait impassible :

— Monsieur ?

Bolitho dégrafa son sabre et le posa sur la table.

— Nous n’avons toujours aucune nouvelle du vice-amiral Broughton. Et il n’y a aucun signe d’agitation à terre. Les canots du commandant Rook viendront à bord après le dîner de l’équipage, vous pouvez poursuivre l’embarquement des vivres tout l’après-midi et jusqu’au quart du soir si la mer reste calme.

Keverne ne disait rien, attendant la suite.

— Sir Charles est au plus mal, comme vous l’avez constaté.

Bolitho espérait que Keverne allait manifester quelque curiosité, comme Herrick l’aurait fait à sa place.

— Vous prendrez donc le commandement jusqu’à mon retour.

— Quand revenez-vous, monsieur ?

— Je n’en sais rien, peut-être tard dans la nuit.

Il avait enfin réussi à susciter son intérêt.

— Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider, monsieur ? – un silence. Des difficultés ?

— Non, pas si j’arrive à les prévenir. Je vous laisse des ordres écrits au cas où je serais retenu plus longtemps. Vous les ouvrirez et prendrez les dispositions… – et, levant la main : Non, vous prendrez toute mesure utile pour les appliquer sans délai.

Il repassait le moindre détail de la carte dans sa tête. Il faudrait plus de deux heures à l’Euryale pour lever l’ancre et atteindre la baie de Veryan, où la vue de sa puissance considérable convaincrait rapidement le cœur le plus endurci de se rendre à raison. Mais il risquait d’être trop tard.

Et pourquoi ne pas prendre la mer immédiatement, sans plus attendre ? Personne ne l’en blâmerait, bien au contraire. Mais il fronça le sourcil et chassa cette idée dans la seconde. Il allait y avoir une nouvelle escadre. Avec cette guerre qui entrait dans sa phase la plus critique, ce serait un bien mauvais début pour le vaisseau amiral que de réduire un bâtiment ami en étal de boucherie parce qu’il n’aurait eu ni le sang-froid ni la volonté de faire autrement.

Keverne souriait de toutes ses dents. Étonnant.

— Je n’ai pas passé dix-huit mois avec vous sans avoir rien retenu de vos méthodes, monsieur – son sourire s’effaça. Et j’espère que vous m’accordez votre confiance.

Bolitho lui sourit à son tour :

— Un capitaine ne peut pas aller jusqu’à partager ses pensées, monsieur Keverne. Les responsabilités pèsent uniquement sur lui, comme vous le découvrirez un jour.

Si les choses se passent mal cette nuit, songea-t-il, vous pourriez être promu plus tôt que vous ne l’imaginez.

Trute, le garçon du capitaine, s’avança sans faire de bruit dans l’embrasure et demanda :

— Permission de mettre la table pour le déjeuner, monsieur ?

— Je vais m’occuper de l’équipage, monsieur, fit Keverne – il détourna les yeux tandis que Trute s’activait à disposer le couvert sur la longue table. Je ne serais pas fâché de reprendre la mer.

Il quitta la chambre sans ajouter un mot.

D’humeur assez morose, Bolitho s’installa seul devant la table qui venait d’être servie et toucha à peine au pâté de lapin que Book avait dû lui faire expédier. Il repensait à ce que Taylor lui avait dit. Le fait qu’il ait pu venir si facilement à Falmouth et trouver si rapidement la maison en disait long : sans doute y avait-il des espions à proximité, des guetteurs prêts à rendre compte à l’Aurige de ce qui se passait. Toute tentative, comme débarquer un effectif de fusiliers plus nombreux que ne l’exigeraient les strictes pratiques, jetterait immédiatement la suspicion, et le capitaine de l’Aurige se trouverait dans un fort mauvais pas, ce qui entraînerait des conséquences incalculables.

Irrité, il se leva. Combien de temps allait-il falloir attendre pour que de tels hommes soient définitivement chassés de la marine ? Une nouvelle race d’officiers était en train de naître, des officiers qui savaient concilier de nouvelles manières de faire la guerre tout en améliorant les conditions de vie de leurs hommes. Mais çà et là subsistaient encore des brutes épaisses, des tyrans, des gens qui bénéficiaient souvent de relations bien placées. Et il était impossible de casser ces gens-là, de les remplacer, avant qu’éclatent des mouvements de révolte comme celui-ci, alors qu’il était déjà trop tard.

Trute refit son apparition et le regarda d’un air inquiet :

— Vous n’avez pas aimé le pâté, monsieur ?

Il était du Devon et regardait Bolitho, comme tous les Cornouaillais, avec un mélange de crainte et d’appréhension.

— Non, je verrai plus tard.

Bolitho regardait son sabre, un vieux sabre tout usé, celui-là même qui figurait sur les portraits des membres de sa lignée.

— Je le confie à vos soins – il essayait de garder un ton neutre. Je me contenterai d’un sabre d’abordage… – un silence – … et de pistolets.

Trute prit le sabre :

— Vous le laissez ici, monsieur ?

Bolitho fit semblant de ne pas entendre :

— A présent, faites appeler mon maître d’hôtel.

Allday ne fut pas moins surpris :

— Vous n’avez pas l’air d’être le même sans votre sabre, monsieur – il hochait la tête. Dieu sait ce qui nous attend !

— Je vous ai déjà dit, le reprit sèchement Bolitho, que vous ouvriez trop votre clapet ces derniers temps. Vous n’êtes encore ni si vieux ni si expérimenté que vous ne puissiez craindre d’encourir mon courroux !

— Bien, commandant, répondit Allday, tout sourire.

C’était à désespérer.

— Vous descendez à terre avec moi. Connaissez-vous la Tête de Drake ?

Allday redevint sérieux.

— Ouais, la baie de Veryan. C’te baraque appartient à un vieux grigou qui louche. L’a un œil qui pointe droit devant et l’aut’par le travers, mais il est aussi malin qu’un aspirant.

— Très bien. C’est là-bas que nous allons.

Allday fronça le nez en voyant Trute jeter sur la table des pistolets et un sabre courbe.

— Un duel, capitaine ? demanda-t-il doucement.

— Appelez mon canot, présentez mes compliments à Mr. Keverne et dites-lui que je suis paré, le temps qu’il rédige ses ordres.

Bolitho alla rendre une dernière visite à l’amiral, mais rien n’avait changé de ce côté. Il reposait tranquillement, son visage fripé détendu par le sommeil.

Il trouva Keverne qui l’attendait sur le pont.

— Canot le long du bord, monsieur – il leva les yeux vers le pavillon qui pendouillait. Le vent est tombé pour un bon bout de temps, j’imagine.

Bolitho poussa un grognement : on aurait dit que Keverne voulait le mettre en garde, lui indiquer qu’une fois parti du bord il serait seul et sans assistance. Il s’en voulait de son hésitation : Keverne ne savait rien et, de toute manière, que faire d’autre ? Attendre l’arrivée du nouvel amiral revenait à fuir des responsabilités qu’il avait acceptées comme siennes.

— Veillez sur le bâtiment, coupa-t-il brutalement.

Et il descendit à bord de son canot.

Lorsqu’ils eurent atteint la jetée, il escalada les marches et s’arrêta pour jeter un coup d’œil derrière lui. La silhouette de son bâtiment se détachait sur l’eau bleue et le ciel clair, il semblait indestructible, éternel. Quelle illusion ! songea-t-il amèrement… Aucun navire n’était plus résistant que ceux qui servaient à son bord.

Allday observait d’un œil critique le patron qui manœuvrait pour pousser du quai avant de rentrer à bord. Il demanda :

— Et maintenant, monsieur, que faisons-nous ?

— Direction la maison. J’ai quelques petites choses à faire, il nous faut deux montures.

Il se mit en route, sentit sous sa chemise le médaillon qu’elle lui avait donné avec une boucle de ses cheveux si délicieusement châtains. Il allait le laisser chez lui. Quoi qu’il dût arriver cette nuit, il ne voulait pas que quelqu’un mît la main dessus.

— Belle journée, ajouta-t-il doucement. On a du mal à penser que nous sommes en guerre et que… tout le reste, quoi.

— Ouais, fit Allday, avec une bonne pinte et une voix de femme, le bonheur serait parfait.

Mais Bolitho se sentait soudain irrité.

— Allez, venez, Allday, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, nous n’avons pas le temps de rêvasser.

Allday le suivit, le sourire aux lèvres. Il n’y avait pas à s’y tromper, tous les signes étaient là, aussi sûrs qu’une risée sur l’eau. Quoi que fût en train de tramer le capitaine, il était suffisamment soucieux pour s’irriter à la première occasion et il ne faudrait pas trop s’y frotter d’ici à l’aube.

Il fit la grimace en repensant à ce que lui avait dit Bolitho. Une vergue de hunier, un bon gros étai, voilà des choses qu’il comprenait et il savait comment s’y prendre. Même une bonne femme qui rechigne, passe encore. Mais un cheval ! Il tripotait nerveusement ses boutons. D’ici qu’ils aient atteint la Tête de Drake, ce n’est pas une pinte qu’il allait lui falloir, mais quelques-unes !

 

Ils quittèrent la maison avant l’obscurité, mais la nuit était tombée quand ils passèrent le petit gué, déjà assez loin de Falmouth. Bolitho connaissait la campagne comme le fond de sa poche et ils avancèrent à bonne allure jusqu’à ce qu’il eût repéré le petit sentier qui serpentait jusqu’à Veryan. Allday trottait maladroitement derrière lui. Le chemin était très escarpé par endroits, la voûte des arbres se rejoignait au-dessus d’eux, les buissons denses bruissaient de froufrous et de frôlements étranges.

En débouchant d’un virage serré, ils aperçurent pendant plusieurs minutes le bord de la pointe ourlé de vagues blanches entre les rochers noirs posés au pied de la falaise.

— Dieu du ciel, gémit Allday, ce cheval n’a aucun respect pour mon postérieur !

— Taisez-vous donc, bon sang !

Bolitho mena sa monture au sommet d’une autre pente vertigineuse pour examiner attentivement une ligne d’épais buissons plus sombres.

Ils étaient plus près du bord de la falaise à présent, sans doute à quelques pas seulement des buissons. Au-delà, il aperçut la mer qui brillait sombrement, plate, lisse, grise comme de l’étain. Mais la baie était noyée dans la nuit, elle pouvait aussi bien ne pas abriter un seul bâtiment du tout qu’en héberger une demi-douzaine.

Il fut pris d’un léger frisson et eut une pensée reconnaissante pour Mrs. Ferguson qui avait remis en état son manteau de quart. Il faisait froid, l’air était humide, la brume allait tomber avant l’aube.

Il entendit Allday qui soufflait bruyamment près de lui :

— Nous ne sommes plus très loin, à présent. L’auberge doit être à un demi-mille.

— J’n’aime pas ça, commandant, marmonna Allday.

— Je ne vous demande pas l’aimer, répondit-il en le regardant.

Il n’avait dévoilé à Allday que les grandes lignes de l’affaire, rien de plus, le minimum pour qu’il pût se tirer d’affaire si les choses tournaient mal.

— Vous n’avez certainement pas oublié… – il s’arrêta et lui prit le bras : Qu’est-ce que c’est que cela ?

Allday s’était dressé dans ses étriers :

— Un lièvre, peut-être ?

Il y eut un cri, aussi brutal qu’un coup de feu :

— Restez où vous êtes et levez les mains en l’air, assez haut pour qu’on les voie !

Allday s’empara de son coutelas :

— Par Dieu, c’est une embuscade !

— Laissez ça, Allday !

Bolitho fit avancer son cheval contre lui et lui ôta la main du manche :

— C’est ce que j’attendais.

— Doucement, capitaine, reprit la voix ! Nous ne vous voulons pas de mal mais…

Une autre voix, plus rude, plus insistante :

— Nous n’avons pas de temps à perdre, désarme-les, et vite fait !

Ils étaient sans doute au nombre de trois. Une ombre vint délester Allday de son couteau : il entendit le cliquetis de l’acier quand l’arme tomba dans le sentier.

Un second homme sortit de la nuit tout près de lui et demanda :

— Et vous, monsieur, vous avez des pistolets sur vous ?

Bolitho les lui tendit, ainsi que son sabre, en laissant froidement tomber :

— J’avais cru comprendre qu’une certaine confiance devait régner de part et d’autre, je ne savais pas que cela ne valait que pour moi.

Il l’avait ébranlé, l’homme semblait effrayé :

— Nous courons d’énormes risques, capitaine, vous auriez pu venir avec la milice.

Celui qui ne s’était pas encore montré cria :

— Prenez les chevaux et emmenez-les – un silence, puis : Je reste derrière ; un seul mouvement et je tire, je me moque de qui a tort ou raison.

— Je lui ferai rendre gorge, murmura Allday entre ses dents, pour ce qu’il nous fait subir !

Bolitho restait silencieux et laissait sa monture suivre docilement celui qui le tenait par la bride. Ce n’était pas pire que ce qu’il avait prévu, seul un imbécile aurait organisé ce genre de rendez-vous sans prendre un minimum de précautions. Ils avaient sans doute été suivis pendant les derniers milles, ils avaient mis des chiffons aux sabots de leurs chevaux pour en étouffer le bruit.

Une lueur apparut au sortir d’un virage, il aperçut la forme pâle de l’auberge. C’était une petite maison bancale, modifiée au fil des ans, qui s’était progressivement dégradée et avait été construite sans beaucoup de goût.

Il n’y avait pas de lune, les étoiles étaient toutes petites. Il faisait plus froid, il savait que la mer n’était pas très loin, il restait peut-être un demi-mille jusqu’au pied des falaises. On y accédait par un chemin sommaire et assez dangereux. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi les contrebandiers considéraient l’endroit comme sûr.

— A terre !

Deux silhouettes sortirent de la maison et il aperçut un éclair de métal en se laissant glisser de sa selle.

— Suivez-moi.

Une lanterne unique brûlait faiblement dans l’entrée basse de plafond. Après l’obscurité du chemin, elle avait l’air d’un feu brillant. La pièce sentait un mélange de bière, de tabac, de graillon et de crasse.

L’aubergiste s’approcha dans le rond de lumière en s’essuyant les mains à un long tablier dégoûtant. Il correspondait trait pour trait à la description d’Allday : l’un de ses yeux partait sur le côté comme s’il allait lui sortir de l’orbite.

— C’est pas ma faute, monsieur, commença-t-il d’une voix doucereuse, j’veux qu’vous vous rappeliez bien que j’ai rien à faire dans tout ça.

Il fixa son unique œil en état sur Bolitho avant d’ajouter :

— J’ai bien connu votre père, monsieur, c’était un bon monsieur…

— Ferme ta gueule ! aboya une voix. Je vais te pendre à un de tes chevrons si tu n’arrêtes pas de gémir !

Tandis que l’aubergiste se réfugiait prudemment dans l’ombre, Bolitho se tourna lentement vers celui qui venait de parler ainsi. L’homme portait la trentaine, il avait le visage rougeaud, moins rude pourtant que ce que l’on s’attendait à trouver chez un marin. Les vêtements étaient plutôt comme il faut – vareuse bleue et chemise fraîchement lavée. Son visage était intelligent mais dur. Voilà un homme qui doit se mettre facilement en colère, songea Bolitho.

— Je ne vois pas Taylor.

— Il est au canot, répondit froidement celui qui était visiblement leur chef.

Bolitho regarda les autres. Ils étaient quatre, il y en avait sans doute deux de plus dehors. Tous marins, ils étaient mal à leur aise et observaient leur porte-parole avec un mélange d’inquiétude et de résignation.

— Asseyez-vous, capitaine. J’ai envoyé chercher de la bière… – il retroussa la lèvre d’un air moqueur – … mais peut-être quelqu’un de votre condition préfère-t-il du cognac ?

Bolitho ne réagit pas à la provocation manifeste.

— De la bière, ce sera parfait.

Il ouvrit son manteau et se posa sur une chaise.

— Vous avez sans doute été choisi comme délégué ?

— C’est exact.

Son irritation montait. L’aubergiste arriva en traînant les pieds, posa sur la table quelques chopes et une cruche de bière remplie à ras bord.

— Toi, retourne dans ta cuisine ! – et, sur un ton plus calme : Alors, capitaine, acceptez-vous nos conditions ?

— J’ignore de quelles conditions vous voulez parler.

Bolitho prit une chope et nota avec soulagement que sa main ne tremblait pas.

— Vous vous êtes emparé, poursuivit-il, d’un vaisseau du roi, ce qui constitue un acte de mutinerie et éventuellement de trahison si vous persistez à exécuter la suite de votre plan.

Bizarrement, l’homme parut plus satisfait qu’irrité de cette réponse. Il jeta un coup d’œil aux autres avant de répondre :

— Vous voyez ça, les gars ! Y a pas moyen de discuter avec des gens comme ça. Vous auriez mieux fait de m’écouter au lieu de perdre votre temps.

Un vieil officier marinier tout grisonnant répondit vivement :

— Eh, du calme ! P’têt que si tu lui dirais les autres choses qu’on avait convenu ?

— Imbécile !

Il se tourna vers Bolitho :

— Je savais que les choses se passeraient ainsi. Les gars de Spithead ont gagné parce qu’ils sont restés soudés comme les doigts de la main. La prochaine fois, on pourra toujours nous promettre monts et merveilles, on restera unis !

— Tenez, monsieur, reprit l’officier marinier de sa voix rude, voudriez-vous jeter un coup d’œil à ce livre ?

Il le lui passa à travers la table, sans cesser de le fixer droit dans les yeux.

— J’avions été tant marin qu’mousse, trente années de rang. J’avions jamais vu une chose pareille avant ça, et j’peux bien le jurer, pardieu, monsieur !

— T’en seras pas moins pendu pour autant, espèce d’idiot !

Leur porte-parole le regardait avec un dégoût manifeste.

— Mais montre-lui toujours ça, si ça te fait plaisir !

Bolitho ouvrit le livre recouvert de toile et feuilleta les premières pages. Il s’agissait du registre des punitions de la frégate. Au fur et à mesure qu’il parcourait les lignes soigneusement calligraphiées, il sentait une vague de dégoût lui retourner l’estomac, comme s’il avait la fièvre.

Aucun de ces hommes ne pouvait deviner l’effet que faisait sur lui cette lecture. Ils essayaient seulement de lui faire sentir ce qu’ils avaient enduré. Par le passé, Bolitho avait toujours examiné le registre des punitions des bâtiments dont il venait de prendre le commandement. Il pensait en effet que cela lui fournissait mieux que n’importe quel testament une excellente description de son prédécesseur.

Il sentait tous ces regards rivés sur lui, la tension était palpable.

La plupart des motifs répertoriés étaient banals et assez classiques : désordre, désobéissance, manque de soin, insolence. Son expérience lui avait enseigné que cela était le plus souvent le fruit de l’ignorance.

En regard, les punitions étaient d’une sévérité inouïe. En l’espace d’une seule semaine, tandis que l’Aurige patrouillait devant Le Havre, son commandant avait distribué au bas mot mille coups de fouet. Deux hommes avaient été fouettés à deux reprises au cours de cette même période, l’un d’entre eux en était mort.

Il ferma le registre et leva les yeux. Il avait envie de poser une foule de questions. Pourquoi le second n’avait-il rien fait pour tenter de prévenir une telle brutalité ? Mais il se reprit aussitôt : qu’aurait fait Keverne si son commandant en avait ordonné autant ? Ce constat le remplit soudain de colère. Il avait observé trop souvent comment les hommes se tournaient vers lui en cas de difficulté, comme cela arrivait fréquemment à bord d’un gros vaisseau. Parfois, les réactions allaient jusqu’à la terreur et cela le rendait invariablement malade. Un commandant, tout commandant, était seul maître après Dieu pour ce qui regardait le sort de ses hommes, une sorte d’être supérieur qui pouvait faciliter l’avancement d’une main et décréter les punitions les plus terribles de l’autre. Penser que certains d’entre eux, comme le capitaine de l’Aurige, pouvaient abuser ainsi de leur autorité, voilà qui le remplissait d’horreur.

— J’aimerais aller à votre bord, commença-t-il lentement, parler à votre commandant.

Comme plusieurs d’entre eux commençaient à s’exprimer tous ensemble, il compléta sa pensée :

— Sans cela, je ne peux rien faire.

— Vous avez peut-être trompé les autres, fit leur chef, mais je vois bien que vous nous menez en bateau – il eut un geste brusque. Un peu de sympathie pour commencer, puis nous connaîtrons du gibet à un endroit bien en vue de la mer, où tout marin pourra voir de ses yeux ce que vaut la parole d’un officier !

Allday poussa un énorme juron en essayant de se lever, mais se calma lorsque Bolitho lui ordonna :

— Restez tranquille, Allday. Quand un homme trouve que corriger une erreur est une perte de temps, il est inutile de discuter.

— Ouais, répondit rudement l’un des marins, qu’est-ce que ça peut bien faire que le capitaine i’vienne à not’bord ? S’il trahit sa parole, on n’aura qu’à le garder en otage.

Il y eut un murmure d’approbation, et leur chef perdit un peu de son assurance.

Il décida de tenter une autre approche :

— Si, d’un autre côté, vous n’aviez aucune intention de demander justice et que vous essayiez simplement de trouver une excuse au fait de remettre votre bâtiment à l’ennemi… – il insista lourdement sur ce dernier mot – … je dois vous prévenir que j’ai pris certaines dispositions pour vous en empêcher.

— Il essaye de nous tromper ! – mais l’homme n’était pas très assuré. Il n’y a pas un seul bâtiment dans un rayon de plusieurs milles !

— La brume va tomber à l’aube – il posa les mains sur la table, des mains tremblantes d’excitation ou pis encore. Vous ne pourrez pas mettre à la voile avant la fin de la matinée. Je connais parfaitement la baie, c’est trop dangereux – puis, durcissant le ton : Surtout sans l’aide de vos officiers.

— Il a raison, Tom, murmura l’officier marinier – il se pencha un peu. Pourquoi pas faire comme i’dit, on n’a rien à perdre à l’écouter.

Bolitho examinait attentivement leur chef. Il s’appelait donc Tom, c’était un début.

— Allez vous faire voir, tous autant que vous êtes !

L’homme était pris d’une flambée de colère :

— Vous, une délégation ? Allons donc, on dirait un ramassis de vieilles !

Sa colère tomba aussi rapidement que la première fois, cela rappelait Keverne.

— Bon, tant pis, on fait comme ça, fit-il brusquement – il désigna l’officier marinier : Tu restes ici avec un guetteur.

Et, montrant Allday du doigt :

— Tu gardes ce laquais en otage, lança-t-il. Si je t’envoie un signal, tue-le. Si nous sommes attaqués, nous les tuerons tous les deux et les pendrons à côté de notre seigneur et maître du diable, compris ?

L’officier marinier hésita avant d’acquiescer.

Bolitho, voyant le visage décomposé d’Allday, lui dit en souriant :

— Vous vouliez prendre du repos avec une bonne pinte de bière. Voilà, vous êtes servi.

Et il lui posa la main sur l’épaule. Allday bouillait intérieurement.

— Tout va bien se passer – il essaya d’être plus convaincant : Nous n’avons pas affaire à des ennemis.

— Nous verrons cela !

Celui qui s’appelait Tom ouvrit la porte et fit une courbette ironique :

— A présent, passez devant moi et prenez garde à ce que vous faites. Je ne ferai pas une jaunisse si je dois vous abattre !

Bolitho sortit dans la nuit sans rien répondre. Il faisait encore très sombre, mais ils avaient encore tant de choses à faire avant l’aube s’il voulait garder une mince chance de réussite ! Il s’engagea dans le chemin en pente, repensant à ce registre des punitions. Il était surprenant de voir que des hommes soumis à des traitements aussi inhumains eussent encore cherché à obtenir justice par des voies qu’ils avaient eux-mêmes du mal à comprendre. Plus surprenant encore, la mutinerie aurait dû éclater des mois plus tôt. Ce constat le rassura un peu, il n’avait pas grand-chose d’autre à quoi se raccrocher.

 

Capitaine de pavillon
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